Sel et lumière : en parole ou en actes ?

Par Louis Schweitzer, Professeur émérite d’éthique et de spiritualité à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

Nous sommes depuis longtemps habitués à ces paroles de Jésus : « Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde » (Mt 5.13 et 14). Et peut-être les prenons-nous parfois comme une invitation à annoncer la bonne nouvelle au monde, à évangéliser autour de nous. C’est certainement une très bonne chose, mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment ce que Jésus voulait dire. 

C’est juste après les Béatitudes, comme pour ouvrir le sermon sur la montagne, que Jésus prononce ces paroles. Et ce sermon est le plus grand discours de Jésus que nous ayons qui nous parle de la vie chrétienne, de la manière dont le disciple doit vivre. Il est clair que, pour Jésus, ses disciples ne seront pas sel et lumière par les discours qu’ils tiendront, mais par la manière dont ils vivront l’enseignement de leur maître en marchant à sa suite. C’est en tout cas clairement le sens de ces passages chez Matthieu. Jésus précise cela fortement dans son image de la lumière : « C’est vous qui êtes la lumière du monde. Une ville construite sur une montagne ne peut être cachée. On n’allume pas une lampe pour la mettre sous un seau. Au contraire, on la place sur le porte-lampe où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. C’est ainsi que votre lumière doit briller aux yeux de tous afin que chacun voie le bien que vous faites et qu’ils louent votre Père qui est dans les cieux ». Ce qui va donc être visible – et qui sera, en outre, porteur de lumière pour le monde – c’est la manière de vivre des disciples et non leur discours seulement. Le témoignage chrétien, la manière qui doit être la nôtre d’être témoins de l’Evangile, est premièrement de le mettre en pratique dans notre vie. Toute parole qui pourra accompagner cette vie sera d’autant plus forte et écoutée. Car ce n’est pas la transmission d’une information qui peut être sel et lumière, mais c’est bien que l’Église, la communauté des disciples, vive autrement que le reste du monde et cette nouvelle manière de se comporter, de voir le monde et surtout d’y vivre va changer les choses. Le sel donne du goût, mais il conserve aussi. Quant à la lumière, c’est elle qui dissipe les ténèbres. 

Il nous arrive peut-être trop souvent de penser que l’essentiel et parfois le tout de la vie chrétienne est de croire et d’accueillir la grâce de Dieu. Or ce n’en est que le point de départ. Jésus ne veut pas que nous soyons ses représentants de commerce mais ses disciples, ses apprentis, ceux qui veulent le suivre et vivre comme il a vécu. Et nous risquons alors de voir s’accumuler les difficultés. La Bible est une bibliothèque ; quels commandements devrions-nous suivre ? Et puis quand serons-nous capables d’être témoins ? Jésus semble bien mettre la barre très haut… 

Il nous faut nous rassurer. Certes la Bible est extrêmement riche, mais, pour les chrétiens, son sommet, c’est la venue de Jésus. Et c’est à partir de cette révélation ultime en Christ que tout le reste doit être lu. Vouloir vivre selon la volonté du Père, c’est vivre selon l’enseignement de son Fils. C’est donc la vie et l’enseignement de Jésus qui doivent nous guider. Jésus nous rappelle qu’il « suffit que le disciple devienne comme celui qui l’enseigne et que le serviteur devienne comme son maître » (Mt 10.25). Nous sommes donc bien appelés à progresser pour devenir de plus en plus conformes à Jésus. Mais, et cela devrait nous rassurer, le disciple n’est pas celui qui est arrivé, mais celui qui est en chemin. Le disciple est, comme nous, celui qui marche, tant bien que mal, à la suite de son maître. Il glisse, tombe et se relève, et se remet en marche… Nous savons en tout cas ce que le disciple ne devrait jamais être. Jésus nous en donne fréquemment l’exemple dans sa critique des pharisiens. Ce sont des croyants sérieux et soucieux de bien faire. Mais il leur arrive – et c’est ce que Jésus leur reproche – d’être très satisfaits d’eux-mêmes, de se réjouir de ce qu’ils sont mieux que les autres et de s’en glorifier (Lc 18.9-14). Nous pouvons reconnaître cette tendance dans l’histoire de l’Église et peut-être dans notre propre vie. Nous ne sommes pas parfaits, nous ne sommes pas au bout du chemin, mais nous essayons de suivre Jésus, même si c’est parfois avec difficulté. L’important, c’est d’être vrai, de ne pas faire semblant, et de compter sur la grâce et l’amour de notre Père pour nous aider à avancer et nous relever quand c’est nécessaire. Il n’y a pas de pire contre-témoignage qu’un chrétien qui fait semblant. Et c’est cela que Jésus condamne chez les pharisiens de l’Evangile. 

Comme le disait un père de l’Église, Grégoire de Nysse, dans la vie chrétienne, on va « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont jamais de fin ». Mais c’est le fait de suivre ce chemin, de commencer sans cesse qui fait de nous des disciples qui portent la lumière de Dieu dans le monde. 

Le chrétien et la communauté chrétienne, l’Église, devraient être signes dans notre monde, d’une réalité nouvelle, celle du Royaume. Et ils ne seront signes, nous ne serons signes, que lorsqu’ils vivent, lorsque l’Église vit ce nouveau mode de relations dont nous parle Jésus. Alors, non seulement ils donneront à voir l’Evangile, mais celui-ci portera des fruits dans le monde. Et cela, parce que, dans quelque contexte que ce soit, vivre comme Jésus a vécu, aller en tout cas dans le même sens d’amour, de pardon, de justice, de miséricorde, ne peut que faire du bien à une société qui manque cruellement de sens. C’est ainsi et ainsi seulement que les chrétiens pourront être modestement, imparfaitement, mais réellement, sel de la terre et lumière du monde. 

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