Par Alexandre Antoine, professeur d’histoire à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine.
L’histoire de l’Église est jalonnée de tâtonnements. Tâtonnements quant au modèle ministériel, tâtonnements quant au modèle ecclésiologique, mais aussi tâtonnements quant à la théologie. Cette histoire est aussi faite de changements et d’adaptations à la culture et aux contextes politiques. Nous pourrions être ainsi tenté de voir les hérésies uniquement au travers des lunettes de la bien-pensance et du jugement, sans véritablement en comprendre les enjeux à chaque époque. En outre, nos sociétés contemporaines, en déconstruisant les grands systèmes de pensée et en mettant en exergue la notion d’individu, insistent désormais sur les notions de vérité individuelle et d’acceptation de la différence. Réfléchir sur la notion d’hérésie au cours de notre histoire chrétienne nous apparaît donc comme crucial.
Vous avez dit « hérésie » ?
Le mot « hérésie », ou « αἵρεσις » en grec, désigne d’abord les différentes écoles et options philosophiques présentes dans la culture gréco-romaine de l’Antiquité. Ce mot prend ensuite une connotation négative à partir de la fin du IIème siècle pc lorsque la théologie chrétienne commence à s’unifier et se formaliser. Ce n’est qu’au tournant du IVèmesiècle, que l’hérésie devient un véritable enjeu d’unification plutôt que de diversité, face au christianisme qui devient un lien sociétal et politique.
« Que dites-vous que je suis ? » – Les hérésies des trois premiers siècles
La question de Jésus à ses disciples en Matthieu 16 résume bien la préoccupation de la quasi-totalité de ce qu’on appelle « hérésies » dans les trois premiers siècles de notre ère. Qui est Jésus ? La réponse inspirée de Pierre force le respect par sa simplicité et son équilibre. Elle maintient l’humanité du Messie et sa divinité de Fils. Mais les premières communautés chrétiennes, essayant de comprendre le sens de cette formule dans leur culture et avec leurs mots, vont osciller entre différentes options.
Au IIème siècle, certains, appelés principalement « adoptianistes », penchent pour un Jésus plus humain, adopté par le Père lors de son baptême en Matthieu 3. À la même période, d’autres, appelés « docétistes » ou « marcionites », défendent un Jésus plus divin, influencés par la philosophie grecque dualiste qui rejette le corps humain et célèbre l’esprit. D’autres théologiens, comme Ignace d’Antioche, Irénée de Lyon ou Tertullien, militent pour maintenir l’équilibre des deux natures du Christ et désignent dès lors les déséquilibres comme des « hérésies ».
Le débat se poursuit au IIIème siècle, où deux tendances se dessinent. La communauté d’Alexandrie, portée par Arius, insiste sur la prédominance de la nature divine allant jusqu’à diminuer, voire effacer, la dimension trinitaire. À l’opposé, celle d’Antioche met en avant Jésus, l’homme par excellence à imiter. Elle tend à diviser le Christ et à expliquer les différentes personnes divines comme des modes d’expression de Dieu. Mais jusqu’alors, personne ne réussit à imposer un équilibre. C’est l’autorité politique impériale qui, devenue chrétienne en 312 pc, décide de trancher le débat. En effet, le christianisme est désormais devenu un enjeu d’unité sociale. En 325 pc, le concile, déclenché par Constantin Ier, puis en 381, celui convoqué par Théodose Ier, aboutissent à une voie médiane que nous connaissons aujourd’hui comme le symbole de Nicée-Constantinople.
L’hérétique, c’est l’autre ! – L’enjeu de la différence au Moyen-Âge
La question des hérésies évolue au Moyen-Âge. Plus exactement, dans un système politico-religieux unifié autour du christianisme, c’est la différence ou la dissonance avec la credo défendu par l’ensemble de la société, qui permet de désigner l’hérétique. Ainsi, au XIème et XIIème siècle, c’est d’abord le juif ou le musulman qui sont vus comme des hérétiques.
Mais l’ « hérétique » ne reste pas longtemps le non-chrétien. Dès 1202, la quatrième croisade est dirigée, sous prétexte d’ « hérésie », vers Constantinople et les chrétiens d’Orient. En 1215, le concile de Latran confirme cette nouvelle conception. La papauté condamne ainsi les cathares, les vaudois et les thèses de Joachim de Flore, qui se réclament d’un christianisme plus pur. Les éléments divergents théologiques sont bien là, mais le point commun entre ces différents courants est leur critique du système césaropapiste. Cette idée est confirmée par la non-condamnation de la théologie de François d’Assise, toute aussi originale que ces dernières. Mais lui se soumet à l’autorité du pape.
L’hérétique, c’est celui qui ne croit pas comme moi – L’enjeu de la vérité dans les protestantismes du XVIème au XXIème siècle
Terminons notre rapide parcours historique en évoquant la naissance et le développement des protestantismes entre le XVIème et le XXIème siècle. Suivant son orientation précédente, l’Église catholique romaine condamne, entre 1545 et 1563, les « hérésies » protestantes qui remettent en question son autorité et son système.
Mais, dès les années 1530, les réformes protestantes, elles-mêmes, reprennent l’idée d’hérésie en désignant les réformes dites « radicales », qui veulent vivre la réalité du Sermon sur la montagne en se séparant de la société civile pour vivre en communauté. Jean Calvin va, en outre, désigner les thèses arianistes de Michel Servet comme hérétiques et pousser à son exécution en 1553. Dans ces derniers cas, l’enjeu n’est plus tant la cohésion du groupe que la question de la vérité doctrinale. En effet, le protestantisme, effaçant l’institution comme garante de la vérité, se retrouve fragilisé. Il devient, par voie de conséquence, très sensible à cette question. Par la suite, c’est bien la question de la vérité biblique et doctrinale qui explique au XIXème siècle la séparation entre le courant théologique évangélique et le libéralisme, le premier jugeant « hérétique » le second. C’est encore la même logique qui prend place dans la condamnation des pentecôtismes au début du XXème siècle par les courants protestants évangéliques.
Il n’y a qu’une vérité : le Christ.
Au cours de l’histoire, l’hérésie apparaît donc comme une notion à géométrie variable. Il semble même que la dernière mouture ou innovation théologique soit souvent désignée comme l’hérésie du moment. Dit autrement, nous sommes potentiellement l’ « hérétique » d’un autre. Mais ces courants ne sont pas tous des simples variantes. Certains dérivent et sortent du christianisme. Or justement, laissons la parole finale au Christ qui déclare : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14.6) et « on reconnaît l’arbre à ses fruits » (Matthieu 12.33).