La prophétie à la croisée des autres genres littéraires

Sommaire de la série

Première partie : le « maintenant »
Deuxième partie : le « tur-fu »

Jusqu’ici j’ai dressé des généralités sur les livres prophétiques et j’ai considéré les écrits prophétiques en tant que genre littéraire. Un genre littéraire, c’est une catégorisation générale d’un ensemble de corpus littéraires qui partagent des traits communs.  L’étude des genres est intéressante dans le sens qu’elle donne au lecteur des clefs qui lui permettent de mieux apprécier et comprendre un genre. Elle est d’autant plus utile au lecteur qui est éloigné du texte original (comme nous pour l’Ancien Testament, d’au moins 2500 ans) car cet ensemble clefs est partagé entre l’auteur et le lecteur premier, souvent même de manière inconsciente. Or avec la distance, il est de moins en moins évidents.

Mais il faut bien aussi avouer que toute généralisation a des limites. Chaque auteur a ses caractéristiques propres que la généralisation ne doit pas faire oublier. Il faut aussi souligner que les limites de genre littéraire sont parfois plus floues que les boîtes dans lesquelles on essaie de les mettre. D’autant que les auteurs mêmes peuvent s’amuser à jouer de ces codes. L’objet de cet article est donc d’explorer la porosité des frontières du genre prophétique avec les autres genres littéraires de la Bible. On va voir comment on retrouve d’autres genres littéraires au sein du genre prophétique et comment la dimension prophétique se retrouve également dans d’autres genres littéraires.

La poésie

La prophétie poétique

La prophétie use beaucoup de poésie dans ses oracles, c’est même une forme de discours commune. C’est un genre fortement stylisé dont la forme est très travaillée (images, hyperboles, métaphores, répétitions, inclusions). Par exemple, dans Ézéchiel 35 et 36, le prophète s’adresse aux montagnes de Séïr puis aux montagnes d’Israël. Évidemment, il ne s’adresse pas vraiment aux montagnes mais le texte opère une personnification des montagnes, une belle figure de style. Beaucoup de choses nous échappent lorsque nous n’avons pas accès au texte hébreu : jeux de mots, jeux sur les sonorités. Par exemple, lorsqu’Amos en 5.5 annonce que Guilgal (un lieu de culte) sera exilé, en hébreux nous trouvons une allitération : haguilgal gualo yiguelé (prononcez-le 20x très vite).

Mais heureusement, la caractéristique la plus reconnaissable de la poésie hébraïque est sa tendance, à non pas faire rimer les sons comme la nôtre, mais à faire rimer les sens des phrases. C’est-à-dire que deux vers vont dire grosso modo la même chose mais avec des mots différents. On a ainsi deux exemples de suite dans Jérémie 12.10-11 :

10Oui, de nombreux bergers |ont saccagé ma vigne / et foulé mon domaine,

et ils ont transformé |mon domaine plaisant en un désert aride ! / 11Ils l’ont changé en friche |où tout est dévasté ;

Pour Waltke, certains détails précis annoncés par certaines prophéties sont des hyperboles. Il cite ainsi Os 2.22 et Es 9.4 où les armes sont détruites par le feu tandis que dans Mi 4.3 les armes sont transformées en soc de charrue[1]. Il est intéressant de noter qu’Ésaïe et Michée sont des contemporains qui se connaissaient. Michée cite même Ésaïe 2.2-4 au verset d’avant. Ils annoncent bien une même période de paix mais dans un cas les armes sont détruites, dans l’autre cas ces instruments de morts sont transformés en instrument de vie. Dire que ce sont des hyperboles, des exagérations qui ne sont pas à prendre au pied de la lettre, permet effectivement de résoudre l’apparence de contradiction. Pour ma part, j’ai du mal à voir en quoi le fait de transformer une épée en soc est exagéré, beaucoup d’armes furent à la base des outils d’agriculture et vice-versa par exemple, de nos jours les tracteurs ont pour ancêtres les tanks, et les engrais chimiques sont issus de l’industrie chimique des gaz de la première guerre mondiale. Il me semble qu’on a avec Ésaïe et Michée, un exemple de réalité future dite avec leur réalité présente[2]. Tous deux annoncent un règne de paix mais chacun imagine ce que serait son pays tel qu’il le voit si on lui enlève l’aspect guerre. Chacun en fait sa description picturale qui lui est proche pour annoncer une réalité future mais cette description est une sorte d’image figurative qui n’est pas nécessairement à prendre au pied de la lettre. C’est l’idée de paix totale et absolue que chacun communique à sa manière.

La poésie prophétique

De la même manière que la prophétie prend très facilement des airs poétiques, la poésie et les psaumes en particuliers peuvent prendre des accents prophétiques. Ainsi parmi les textes de l’Ancien Testament les plus cités dans le Nouveau, on trouve les Ps 110 et 118. Le Psaume 110 se présente d’ailleurs avec la formule « Déclaration de l’Éternel » propres aux déclaration prophétiques comme le souligne Jacques Buchhold dans ses articles Jésus et les apôtres, lecteurs des Psaumes[3]. Il y discerne également plusieurs manières dont les Psaumes sont cités dans le Nouveau Testament : Les citations d’enseignement « qui rappellent certaines vérités morales, spirituelles ou théologiques intemporelles »[4] qui ne sont pas prophétiques. Et les citations d’accomplissement qui montrent donc que les prières des psaumes sont, elles aussi, tournées vers l’avenir. Là encore, il distingue deux catégories : les accomplissements « typologiques paradigmatiques » et les accomplissements « typologiques prophétiques ». Ce qu’il appelle la typologie paradigmatique, c’est la présence dans les Psaumes de figures, en particulier le juste et le roi, qui préfigurent une autre figure plus parfaite : Jésus Christ le juste ultime et le roi ultime. Ce qu’il appelle l’accomplissement typologique prophétique, c’est le fait qu’il y a dans ces prières l’annonce d’une réalité autre et meilleure que celle vécue par le psalmiste. L’exemple le plus clair de ce phénomène est la citation du Ps 16.10 de David : « tu ne laisseras pas ton serviteur voir la décomposition » cité par Pierre en Actes 2.24-31. Le raisonnement que Pierre y tient est en gros : David qui a dit ce Psaume a connu la décomposition, donc ce n’est pas lui qui était concerné par cette annonce mais quelqu’un d’autre : Jésus. Comme il a annoncé une réalité qui ne pouvait pas s’appliquer à lui de manière complète, il a annoncé prophétiquement un événement futur. Ces « accomplissements typologiques prophétiques » sont alors marqués par ce que Buchhold appelle des « indices d’incomplétudes » : si la chose annoncée ne peut s’appliquer de manière complète au psalmiste, c’est qu’il annonce une réalité autre qui s’accomplira dans le future de manière complète.

La narration

Les récits ne sont pas totalement étrangers aux prophéties. Certaines parties de livres prophétiques sont narratives. Les récits de vocations, d’Ésaïe, d’Ézéchiel et de Jérémie, les mimes prophétiques d’Ézéchiel, les ch. 36 à 45 de Jérémie racontent le déroulement des prophéties annoncées par le prophète, les rencontres d’Ésaïe avec un roi mauvais (ch. 7), les rencontres d’Ésaïe avec un roi bon (ch. 36 à 39) qui sont d’ailleurs repris dans le livre des rois (2 R 19 -21), sans oublier le livre de Jonas en entier, etc. les passages narratifs sont nombreux  dans les prophéties ! Les prophètes font partie de l’histoire du Salut, ils y sont donc ancrés. Ce qu’ils annoncent n’est pas sorti de leur chapeau mais c’est une réaction à ce qu’il se passe à leur époque.

Il est Intéressant ici de s’intéresser à la répartition tripartite de l’Ancien-Testament en hébreu. Les corpus en langue originale de l’Ancien Testament n’est pas tout à fait dans le même ordre que la plupart de nos traductions françaises. En effet, nos traductions suivent l’ordre de la traduction grecque de l’Ancien Testament (la Septante ou LXX). Mais le texte hébreu est divisé en trois parties : La loi, les écrits prophétiques et les autres écrits. Or dans la catégorie prophétique, on retrouve nos livres prophétiques grands et petits prophètes à l’exception de Daniel appelés prophètes postérieurs mais aussi la plupart des livres historiques : Josué, Juges, 1&2 Samuel et 1&2 Rois appelés prophètes antérieurs.  Ces livres ne sont pas moins prophétiques que le livre de Jonas. D’autant que les prophètes tiennent bien souvent un rôle au premier plan. Le livre de Samuel, par exemple, raconte l’institution de la royauté et commence par la vocation d’un prophète. Celui-là même qui va choisir, de la part de Dieu, le roi d’Israël.

L’importance des prophètes tout au long de ce récit de l’Ancien Testament montre la prééminence de la parole de Dieu sur le déroulement de l’histoire du Salut.

La Loi

La Torah ou le pentateuque, l’ensemble des cinq premiers livres de l’Ancien Testament, a des accointances fortes avec les livres prophétiques. Ce qui n’est pas surprenant étant donné que ces livres ont été écrits (à priori) par Moïse, le plus grand des prophètes. La Loi, c’est la parole donnée de manière claire à Moïse par Dieu pour donner un cadre au peuple. Les prophètes par la suite, vont se donner comme mission de rappeler la Loi, de souligner les désobéissances des rois et du peuple à la Loi.

Il n’est donc pas étonnant de retrouver régulièrement des échos de la Loi dans les écrits prophétiques. Ézéchiel est assez intéressant de ce point de vue-là dans ses oracles de Salut du ch. 34 à 48. Dans la première partie ch. 34-37, les bénédictions de Lévitique 26 se trouvent en toile de fond des promesses de bénédictions liées à la restauration du pays. (Comparez en particulier, Ézéchiel 34.25-28 avec Lévitique 26.4-12). Puis les chapitres 40 à 48 vont suivre en gros la même séquence que les livres d’Exode, Lévitique et Nombre, en condensé :

Exode – Lévitique – Nombre Ézéchiel 40-48
YHWH fait venir Moïse/Ézéchiel sur une haute montagne Ex 19 Ez 40.1-4
Description du Tabernacle/Temple Ex 25-40 Ez 40.5-42
La gloire de YHWH apparaît dans le Tabernacle/Temple Ex 40.34-38 Ez 43.1-11
YHWH donne la loi pour le culte Lév, Nb 1-9 ; 28-29 Ez 43.12-46.24
YHWH répartit le territoire du Pays entre les tribus Nb 34-35 Ez 47-48

Au point qu’on appelle parfois cette partie « la Torah d’Ézéchiel »

La Torah est un recueil de livres qui est lui-même à la croisée de plusieurs genres littéraires. Principalement des récits en alternance, à partir du livre d’Exode avec des textes législatifs. Cependant ils ne sont pas, eux-mêmes, dénués d’épisodes prophétiques. Si dès le début de la Genèse, une première annonce de Salut est faite par Dieu lui-même (après tout il reste son meilleur prophète) : « Je susciterai de l’hostilité |entre toi et la femme entre ta descendance |et sa descendance. Celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui mordras le talon. (Gn 3.15), puis avec Abraham de nombreuses promesses sont données par Dieu et appelée à s’accomplir tôt ou tard.

Assez rapidement, des hommes vont commencer à annoncer des choses qui se réaliseront. Ainsi Jacob en bénissant ses fils, prévoit que la royauté reviendra à la tribu de Juda (effectivement David, puis Jésus seront issus de cette tribu) mais que la prééminence reviendra à la tribu de Joseph (et donc de ses deux fils Éphraïm et Manassé et effectivement, c’est la tribu d’Éphraïm qui sera la plus puissante au cours de l’histoire d’Israël).

Puis avec Moïse, on trouve l’annonce d’un prophète comme lui dont on a déjà parlé dans Dt 18.15-18. Mais c’est même toute l’histoire de la désobéissance d’Israël qui est prévu dès le début. Ainsi dans le contexte des bénédictions et malédictions d’Alliance qui se produiront si Israël s’attache à Dieu ou pas. L’Exil et la déchéance totale du pays sont prévus (le ch. 28.15-68 sont assez forts !) puis au chapitre suivant au v. 21 : « Lorsque la génération à venir, celle de vos fils qui vous suivront, et les étrangers venus de pays lointains, verront les fléaux et les catastrophes que l’Éternel aura infligés à ce pays » on comprend que ces menaces ne sont pas juste des menaces, mais qu’effectivement elles vont se réaliser car le peuple se rebellera face à Dieu. Les ch. 29 et 30 expliquent qu’en fait, les Israélites seront bien incapables d’obéir à Dieu car ils ont un problème de cœur (ch. 29.3) et que seule une intervention du Seigneur sur ce cœur pourra changer le sort de son peuple ce qu’il fera (ch. 30.6).

Nous sommes donc, dès le début de l’histoire de la révélation et l’institution de la Loi, dans l’attente d’une opération à cœur ouvert de Dieu. La suite de l’histoire montrera à quel point les hommes ont besoin de cette intervention et les prophètes ne cesseront de le souligner jusqu’à l’arrivée du cardiologue divin : Jésus-Christ.

[1] Waltke, Théologie de l’Ancien Testament, Excelsis, 2012, p. 883

[2] Voir mon article : http://www.creusonslabible.fr/?p=6576 pour plus de détails sur ce sujet

[3] Redécouvrir les Psaumes, Édifac, Excelsis, 2012, p. 181 un ouvrage fort intéressant.

[4] Ibid p. 153

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